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Reste cool, tu seras promu : anatomie de la bienveillance en entreprise

La bienveillance en entreprise : une langue douce qui masque la peur du conflit, la fuite de l’exigence et le règne du flou politiquement correct.

La bienveillance en entreprise : une langue douce qui masque la peur du conflit, la fuite de l’exigence et le règne du flou politiquement correct

On ne critique plus, on encourage. On ne sanctionne plus, on accompagne. L’entreprise contemporaine a fait de la bienveillance son slogan absolu, sa valeur sacrée, son nouveau dogme. Mais sous la surface douce du « prendre soin » se cache un malaise structurel. Quand tolérance rime avec indifférence, quand le « rester cool » remplace toute forme d’exigence, ce n’est plus un climat serein que l’on cultive, mais une forme élégante de démission intellectuelle.

Quand le management parle avec des gants en mousse

La réunion commence, comme toutes les autres : un café tiède, des sourires trop ronds, un manager qui « checke l’énergie du groupe » et finit par rappeler qu’ici, on valorise la bienveillance. Mot-totem. Mot-pansement. Mot-anesthésiant. Mot creux ? On ne sait plus très bien. Mais à force d’être martelée sur les slides RH, la bienveillance est devenue la nouvelle langue morte du monde vivant.

On ne fait plus de reproches. On « exprime un ressenti ».

On ne critique plus : on « propose une piste d’évolution ».

On ne sanctionne pas : on « accompagne dans une dynamique de réajustement personnel ».

On ne vire plus : on « amorce une transition de parcours ».

Et pendant ce temps-là, le réel claque à la porte.

Tolérance ou théâtre de cour ?

Dans ce climat de positive attitude systémique, chacun est invité à « être lui-même », à « oser », à « prendre sa place ». Mais gare à celui qui prend trop de place, parle trop fort, ou nomme un problème sans l’enrober de mousse chantilly sémantique. L’entreprise bienveillante ne tolère que le tolérable.

Il ne s’agit pas ici de dénoncer l’idée d’une humanité au travail. Mais de rappeler que la tolérance peut être une forme d’indifférence molle, et que sous le vernis du « chacun est légitime dans son ressenti », c’est souvent le règne de l’inaction organisée.

Dans Le Meilleur des Mondes, Huxley avait déjà identifié ce paradoxe : une société apaisée à l’excès finit par ne plus ressentir. L’entreprise douce, elle, ne corrige plus rien par peur d’être perçue comme méchante. Elle évite. Elle adoucit. Elle fait semblant.

Le laxisme comme politique RH

On entend partout : « Ici, l’erreur est permise. »

Mais l’erreur est-elle analysée ? Est-elle confrontée ?

Souvent non. Elle est avalée dans une ronde de mails cordiaux, dissoute dans un Slack tapissé d’emojis, enterrée sous un « ne t’inquiète pas, ça arrive à tout le monde ».

À force d’être « cool », l’entreprise devient tiède, et le courage managérial se dérobe derrière la peur d’être perçu comme toxique. On n’ose plus dire qu’un rapport est mauvais. On évite de dire que telle recrue n’est pas à la hauteur. On se tait. On “fait avec” jusqu’à l’épuisement.

Dans cette ambiance où le mot « punition » a été radié du dictionnaire professionnel, le mot « exigence » devient lui aussi suspect. Il faut « faire preuve d’écoute », « accueillir ce qui vient », « ajuster nos attentes ». Et parfois, il faut surtout ne rien dire pour rester safe.

Philosophie douce, violence molle

La bienveillance, version entreprise, ressemble de plus en plus à une injonction paradoxale : il faut être gentil, mais performant ; authentique, mais conforme ; assertif, mais jamais brutal.

Les penseurs antiques distinguaient déjà vertu et flatterie. Aujourd’hui, l’entreprise confond les deux. La bienveillance devient une forme de politesse sociale déconnectée de toute exigence réelle. Elle arrondit, apaise, mais ne tranche jamais.

Côté psychanalyse, elle prend la forme d’un Surmoi en gants de velours : on ne critique pas, on ne juge pas, mais on fait sentir ce qu’il faut penser pour rester dans la norme implicite. Chacun devient le personnage d’un théâtre comportemental, soumis à la dramaturgie molle du bon sentiment. Être bienveillant, dans cet environnement, revient à jouer le rôle prévu pour rester dans le jeu.

Entreprise du simulacre

Dans les open spaces, la bienveillance est la mise en scène permanente d’un vivre-ensemble harmonieux où les désaccords sont malvenus, les conflits à “verbaliser dans un cadre”, les tensions à “accueillir avec bienveillance”.

L’évaluation n’est plus factuelle mais sensorielle. L’objectivité ? Un mot violent. Le bon sens ? Une micro-agression. La correction ? Une atteinte à l’intégrité émotionnelle. Tout devient relationnel. Le réel devient subjectif. La performance devient sentimentale.

Celui qui nomme les problèmes devient « négatif ». Celui qui veut corriger les erreurs est accusé de rigidité. Celui qui ose parler trop directement est qualifié de brutal. Bref, celui qui veut travailler sérieusement est un problème.

Ce que l’on ne dit plus

Voici la liste des mots bannis, soigneusement remplacés par leur version bienveillante :

  • Punition → « retour correctif bienveillant »
  • Reproche → « feedback d’alignement »
  • Critique → « observation ouverte »
  • Objectivité → « perspective singulière »
  • Avertissement → « rappel du cadre »
  • Correction → « piste d’amélioration »

Ce glissement lexical dit tout : on ne veut plus froisser, donc on ne veut plus rien dire. On désarme le langage pour neutraliser le réel. L’entreprise devient un espace de discours sous contrôle, où la parole ne doit plus heurter, même quand le mur est droit devant.

Être gentil n’est pas être juste

Il n’est pas question de regretter les tyrans en cravate ou les humiliations des années 80. Il s’agit de rappeler que la justice, la rigueur, la confrontation bien menée sont des formes supérieures de respect. La bienveillance absolue, elle, devient une forme d’indifférence travestie.

Il existe des vérités inconfortables. Des limites franchies. Des comportements problématiques. Faire semblant de ne pas les voir, ou les habiller de sucre lexical, n’est pas une forme de progrès. C’est une fuite.

Travailler, ce n’est pas seulement se sentir bien. C’est aussi produire, progresser, confronter, corriger. Dire non. Recadrer. Et parfois, sanctionner. Sans haine. Mais avec clarté.

Une entreprise sans critique n’est pas un havre de paix. C’est un espace de glissement progressif, où la médiocrité peut se développer à l’abri des regards, tant qu’elle dit bonjour avec le sourire.

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