Les propos de “café du commerce” à propos du corps, du bien-être, du genre, de la sexualité ou de l’alimentation sont souvent jugés rétrogrades, clichés, homophobes, grossophobes, schtroumpfophobes ou réactionnaires.
Pourtant, ces énoncés — « Les hommes, aujourd’hui, on ne sait plus ce que c’est », « Il faut souffrir pour être belle », « Le sport, c’est bon pour la santé, faut juste se bouger un peu » — révèlent des imaginaires profondément ancrés. Ces discours populaires dessinent une cartographie des tensions entre normes de santé, injonctions au bonheur, rapports de genre et quête de maîtrise de soi.
Ce terrain est traversé par une multitude d’affects et de normes. Il faut y lire l’impact de ce que Michel Foucault appelait les « technologies du soi » : dispositifs à travers lesquels l’individu est incité à se gouverner lui-même. Mais c’est aussi un espace où se rejouent les grandes lignes de fracture contemporaines : entre l’autonomie et le contrôle, l’émancipation et la régression, le naturel et l’artificiel.
La santé comme impératif moral : de la prévention à l’auto-optimisation
Le bien-être n’est plus seulement un état corporel ou psychique, mais un objectif moral. On entend souvent : « Il faut prendre soin de soi », « Le sport, c’est juste une question de volonté », « Bouger plus, manger mieux ». Ces phrases relèvent d’une logique de responsabilisation néolibérale de la santé : le corps est un capital à entretenir, un projet à mener.
Foucault analysait cette évolution dans le cadre de la « biopolitique » : un pouvoir qui ne réprime pas, mais incite à vivre d’une certaine manière. Dans cette perspective, le discours de prévention n’est pas neutre. Il produit des normes implicites du “bon corps” et du “bon citoyen”.
Nikolas Rose, dans Gouverner les vies, prolonge cette idée : l’individu contemporain est sommé de devenir entrepreneur de lui-même, y compris de son bien-être. Le discours populaire sur la santé est ainsi traversé par un mélange de volontarisme, de culpabilisation et d’angoisse diffuse.
Le corps comme vitrine : beauté, genre et performances du soi
Les propos comme « Il faut souffrir pour être belle », « Avant, les femmes étaient féminines », ou encore « On ne sait plus qui est homme ou femme » sont révélateurs de l’instabilité des normes de genre et de beauté dans un monde postmoderne. Ce malaise n’est pas nouveau, mais il s’est exacerbé avec l’exposition continue des corps dans les médias sociaux et la montée d’un idéal d’auto-présentation constante.
Judith Butler a montré que le genre n’est pas un donné biologique mais une performance sociale. Or, ce que révèlent les discours populaires, c’est précisément la tension entre cette plasticité des identités et un besoin de stabilité symbolique. D’où le recours à des repères figés, comme la virilité traditionnelle ou la féminité sacrificielle.
La beauté, quant à elle, devient à la fois un capital (selon Bourdieu) et une exigence intérieure. Il ne suffit plus d’être mince ou jeune : il faut « paraître en bonne santé », rayonner. La beauté est la preuve visible d’un bon usage de soi. Le « corps sain » devient ainsi le support visible d’un ordre moral implicite.
Sexualité et normalité : entre relâchement des tabous et retour de l’ordre
« On ne peut plus rien dire », « Maintenant, tout est permis », « Avant, au moins, il y avait des limites » : ces phrases sur la sexualité, souvent ambiguës, traduisent à la fois un relâchement des normes sexuelles traditionnelles et une inquiétude devant cette désinhibition.
Michel Bozon et Irène Théry ont montré que la sexualité n’est pas qu’un domaine privé : elle est aussi une scène où s’affrontent des représentations sociales du lien, du devoir, de l’intime. La montée de discours sur le consentement, les sexualités minoritaires ou les pratiques alternatives bouscule des cadres que les discours populaires tentent de réaffirmer — souvent dans la caricature, parfois dans la perplexité.
La sexualité devient aussi, paradoxalement, un terrain de performance. On attend du couple qu’il soit à la fois source de stabilité et d’épanouissement érotique. L’épanouissement sexuel devient ainsi un devoir du bonheur (Eva Illouz), avec à la clé une anxiété permanente face à l’insatisfaction.
Sport, effort et mérite : l’idéologie du corps discipliné
« Il suffit de se lever plus tôt », « C’est une question de motivation », « On est trop assistés pour faire du sport » : le sport de loisir est souvent présenté comme la métaphore de la réussite. Le corps entraîné devient la preuve de la discipline intérieure, du contrôle de soi.
Georges Vigarello a retracé l’histoire de cette transformation du sport en pratique individuelle d’auto-perfectionnement. À l’heure où le sport de compétition est déconnecté du quotidien, le fitness et les pratiques douces (yoga, course, natation) deviennent des rituels d’hygiène morale. Le corps entretenu est une sorte de carte de visite symbolique.
Le sport devient aussi un rite de purification sociale, dans une société saturée de confort, de sédentarité et de productivisme. Il incarne une forme de retour à une temporalité archaïque : souffrir, pour expier. On y retrouve une dimension religieuse sécularisée (souffrance, ascèse, salut).
Entre désenchantement et quête de sens : la subjectivité en crise
Tous ces discours renvoient à une subjectivité contemporaine en tension. La quête de bien-être se heurte à la fatigue d’être soi (Alain Ehrenberg), le culte de l’authenticité vire à l’angoisse de mal faire, le corps devient à la fois temple, prison, vitrine et champ de bataille.
Ces contradictions alimentent une double logique sociale : d’un côté, des normes de plus en plus individualisées (libre d’être soi), de l’autre, des injonctions collectives toujours plus contraignantes (performer, gérer, réussir). Le discours populaire navigue dans ce brouillard normatif, entre ironie et plainte, nostalgie et culpabilité.
Christophe Dejours parle d’un « psychisme blessé » par l’idéologie de la performance. Ce qui s’exprime dans les cafés, ce n’est pas une haine du progrès ou du féminisme, mais un vertige de la perte de sens, de la surcharge normative, de l’absence de repères partagés. Il y a là un terrain pour penser une écologie du corps et de l’existence, qui ne soit ni normative ni culpabilisante.
Les propos de « café du commerce » : la parole d’une société qui doute
Les propos de “café du commerce” sur le corps, le genre ou la sexualité ne sont pas à caricaturer. Ils traduisent les tiraillements d’une époque où l’individu est sommé d’être libre, performant, heureux, sain, désirant, sans jamais faillir. Ces imaginaires populaires sont saturés de tensions entre le naturel et le culturel, le collectif et l’intime, l’émancipation et le retour à l’ordre. Il est urgent de les prendre au sérieux comme symptômes, comme résistances, comme appels — souvent maladroits — à une nouvelle grammaire de la vie bonne.

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