Econømie

Les imaginaires économiques populaires : ce que disent les propos de « café du commerce »

Les propos de "café du commerce" sur la culture, le progrès, la santé, la politique et l'économie révèlent une profondeur insoupçonnée

Les imaginaires économiques populaires : une colère structurée par l’idéologie, l’affect et la mémoire collective via le café du commerce

Le « café du commerce » n’est pas un simple lieu commun moqué par les élites : c’est un réservoir d’imaginaires collectifs, un miroir grossissant où se condensent ressentiments, peurs et jugements moraux sur l’économie.

Derrière les phrases toutes faites – « Les impôts, c’est toujours les mêmes qui paient », « Les jeunes ne veulent plus bosser », « Avant, au moins, on fabriquait en France » – se dessine une cartographie du malaise économique et existentiel d’une partie du corps social.

Ce lexique ordinaire de la plainte n’est ni absurde ni apolitique. Il est traversé de logiques, de mythologies, et de conflits symboliques qui méritent d’être pensés avec les outils de la sociologie (Pierre Bourdieu, Luc Boltanski), de la philosophie (Nietzsche, Foucault), de la psychologie sociale (Serge Moscovici, Henri Tajfel), et de l’anthropologie économique (David Graeber).

L’économie comme théâtre moral : entre indignation et ressentiment

Beaucoup de propos de « café du commerce » relèvent d’une vision moralisée de l’économie : l’État est un mauvais gestionnaire, les riches échappent à leurs devoirs, les jeunes sont déresponsabilisés, les fonctionnaires « plombent l’économie ». L’économie, ici, n’est pas comprise comme un système complexe de flux, d’arbitrages ou de structures, mais comme un champ de justice ou d’injustice.

Ce cadrage moral est le fruit d’un imaginaire profondément ancré. Comme le rappelle Albert Hirschman dans Les passions et les intérêts, l’économie a longtemps été pensée comme un champ devant canaliser les passions. Ici, l’économie est redevenue le terrain d’un affrontement entre bons et méchants. Les « petits » contre les « puissants », les « actifs » contre les « assistés », les « travailleurs » contre les « parasites ».

À cette moralisation s’ajoute un ressentiment, au sens nietzschéen du terme : une forme de rancune intériorisée, nourrie par l’impuissance à transformer les conditions objectives de sa vie, et qui se retourne en condamnation de ceux que l’on imagine responsables. Les « riches qui ne paient jamais rien », les « jeunes feignants », les « élites déconnectées ».

La nostalgie économique comme refuge identitaire

De nombreux propos évoquent une nostalgie du passé : « Avant, avec le franc, tout coûtait moins cher », « Avant, on fabriquait en France », « Les retraités d’aujourd’hui ont la belle vie ». Cette mémoire reconstruit une époque idéalisée, souvent post-Seconde Guerre mondiale, où l’État social, l’industrie nationale et une certaine stabilité semblaient aller de soi.

Cette nostalgie n’est pas simplement un refus du changement, mais un mécanisme identitaire face à la globalisation, analysé par Zygmunt Bauman comme un des effets de la « modernité liquide ». Face à la dissolution des repères stables (emploi, nation, monnaie), le sujet social se raccroche à un passé mythifié pour retrouver une cohérence symbolique.

Les affectations économiques ne sont jamais uniquement économiques : elles touchent à l’être-au-monde, à la perte de souveraineté individuelle, à l’angoisse de déclassement. Elles sont existentielles, comme l’ont montré Richard Sennett (The Corrosion of Character) ou Axel Honneth (La lutte pour la reconnaissance), en insistant sur la perte de sens des parcours professionnels fragmentés et dévalorisés.

Une économie psychologisée : culpabilité, mérite, et frustration

« Les jeunes veulent tout tout de suite », « On aide trop les feignants » : ces phrases ne parlent pas d’économie réelle, mais d’un système psychologisé du mérite. Ce que Boltanski et Thévenot ont identifié comme la « cité par projets » repose sur un idéal d’autonomie, de mérite individuel et de responsabilité.

Dans cette vision, l’échec économique est perçu comme faute individuelle plus que comme conséquence structurelle. La réussite est valorisée comme preuve morale de vertu. La pauvreté devient une forme de culpabilité. Ce discours est fortement diffusé par les récits médiatiques dominants, analysés par Pierre Bourdieu comme agents de « naturalisation » de l’ordre social.

L’économie est ainsi psychologisée : les frustrations sociales se transforment en jugements moraux ou en affects négatifs (colère, honte, envie), que la psychologie sociale a étudiés en tant que représentations sociales (Serge Moscovici). Le « bon sens populaire » devient une grille de lecture affective du réel.

Le fantasme de simplicité : l’économie comme « gros bon sens »

« Il suffirait de taxer les riches », « L’État n’a qu’à imprimer de l’argent », « Il faut gérer l’État comme une famille » : ces propositions relèvent d’un imaginaire de la simplicité économique, opposé à la technicité jugée suspecte des experts.

Comme l’ont montré les travaux de Daniel Kahneman sur les biais cognitifs, l’être humain préfère souvent des explications simples, causales, immédiates, surtout en contexte d’incertitude. Cette pensée intuitive alimente un rejet de l’économie savante (associée aux élites), au profit d’un « gros bon sens » faussement évident.

Antonio Gramsci parlait déjà d’un « sens commun » ambivalent : à la fois traversé par l’idéologie dominante, mais aussi porteur de résistances. Ce sens commun économique est donc à la fois réactionnaire et critique, simpliste mais parfois juste dans son intuition des inégalités.

Quand l’économie devient politique : un désir d’ordre, de maîtrise et de reconnaissance

Derrière les propos sur l’économie, on retrouve un désir de souveraineté symbolique : « On n’est plus chez nous », « L’Europe décide à notre place », « Les entreprises se gavent sur notre dos ». L’économie est ici vécue comme un lieu d’expropriation du pouvoir.

Ce déplacement vers le politique rejoint les analyses de Michel Foucault sur le néolibéralisme : l’économie est devenue un dispositif de gouvernement des conduites. La plainte économique est ainsi un symptôme de dépossession politique. Elle exprime un besoin de reconquête du pouvoir d’agir, de « reprendre le contrôle », selon une formule électoralement bien connue.

Mais ce désir de maîtrise peut aussi dériver vers des formes d’autoritarisme soft : « Il faut un homme fort », « Il faut virer tout le monde ». Là encore, le nihilisme politique nietzschéen n’est pas loin : faute de croire à la possibilité d’un changement systémique, on rêve d’une tabula rasa, d’un leader justicier ou d’un retour à un âge d’or fictif.

Les propos de « café du commerce » : une parole à écouter, à déconstruire et à reconfigurer

Les imaginaires économiques populaires ne sont pas des résidus de bêtise ou des objets de mépris. Ils sont les symptômes discursifs d’un corps social blessé, incertain, en quête de justice, d’ordre et de reconnaissance. Les propos de « café du commerce » sont la voix, déformée mais authentique, d’un peuple en déficit de médiation symbolique.

Il ne s’agit pas de les valider, mais de les comprendre. Car dans ce vacarme de banalités indignées se trouvent parfois des intuitions justes sur la violence sociale du monde économique contemporain. Encore faut-il que les sciences sociales, la philosophie et le journalisme sachent tendre l’oreille.

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