À première vue, il n’y a rien de plus universellement festif qu’un match international. Des drapeaux sur les balcons, des bières tièdes dans les mains, des chants hurlés sans souci de justesse. Une communion moderne, sans encens ni sacristie, où le peuple semble enfin se retrouver. Il y a du feu, de la joie, des corps en mouvement. Et puis parfois, il y a des vitrines qui volent, des scooters qui flambent et des CRS qui chargent. La fête devient rixe, l’euphorie devient guerre, les maillots se trempent de sang autant que de sueur. Et alors, tout le monde fait mine d’être surpris.
Mais que célèbre-t-on vraiment, ce soir-là, quand une nation en terrasse se met à scander le nom de ses joueurs comme on invoque des totems ? Ce n’est pas seulement un but qui déclenche la transe collective, mais bien l’idée — profondément ancrée — que quelque chose de nous est en train de gagner. Non pas nous en tant qu’individus pensants, rationnels, mais nous comme masse affective, comme foule archaïque, comme mythe incarné en short moulant.
Toute société a besoin de ses moments de ferveur collective, de ses rites pour se réaffirmer (merci Durkheim). Le football international est ce rituel laïque où l’on vient communier autour d’une fiction : celle d’une identité collective, stable, homogène, galvanisée par le geste d’un attaquant qu’on ne connaît pas mais qu’on appelle désormais “frère”. On chante l’hymne comme on scande une prière, en espérant la transcendance, ou au moins un penalty.
Pulsion, sublimation, chaos et gros bordel
Or, dans toute fête bien huilée, il y a un revers. Freud parlerait ici de pulsion, cette énergie obscure qui se cherche un exutoire. Le but marqué permet la sublimation : transformer la violence primitive en émotion partagée. Mais quand l’équipe perd, ou pire, gagne sans convaincre, la catharsis échoue. La foule ne se purge pas, elle s’enflamme.
Et la foule, cette bonne vieille inconnue (jeu de mots avec Gustave, histoire de montrer que cet article est écrit par un humain), ce monstre doux et imprévisible, n’a pas de morale. Elias Canetti la décrivait comme une entité sans peur, sans culpabilité, sans mémoire. Elle aime, hait, encense et détruit avec la même intensité. Son unité n’est pas politique, elle est affective. Un projectile lancé, c’est déjà une parole : celle du désordre réclamé, d’un chaos espéré comme réinitialisation.
Car il y a là quelque chose de profondément régressif. Dans l’après-match qui dégénère, on assiste à une désindividuation : chacun devient interchangeable, fondu dans le tout. L’homme en débardeur qui fracasse une vitrine ne s’exprime pas, il s’évacue. Il ne pense pas, il agit. Et dans ce passage à l’acte, il trouve une forme d’authenticité : il est, enfin. Même brièvement, même bêtement.
Ces violences ne sont que rarement symboliques. On ne brûle pas une poubelle “contre” le capitalisme, ni ne balance une trottinette “pour” une réforme des retraites. On veut sentir que ça pète, que ça hurle, que ça vit. On est dans une esthétique de la combustion, dans une jubilation du désordre. La nation, ce soir-là, n’est pas qu’un drapeau, elle est un cri de gorge, un jet de canette, un flash-ball.
C’est que le sport, à ce niveau, est moins une compétition qu’une mise en scène des affects collectifs. Le ballon n’est qu’un prétexte. Ce qui compte, c’est la montée en tension, l’attente, la libération — ou la frustration. Le match devient l’espace d’un drame antique, mais sans chœur pour apaiser, sans dieu pour trancher. Ce n’est plus Thésée contre le Minotaure, c’est “nos gars” contre “leurs gars”.
« Peut-être que ce n’est pas la fête qui dérape, mais l’ordre quotidien qui étouffe. »
Bourdieu aurait noté le caractère structurant de ces pratiques : la fête du football reconduit l’ordre des dominations. Elle sépare les bons supporters des “casseurs”, les patriotes des “racailles”, les vrais hommes des lâches. Mais cette distinction vole rapidement en éclat. Car la violence, elle aussi, est devenue un rite.
Il y a donc un double théâtre : celui du terrain, et celui de la rue. Le premier se veut codifié, pacifié, spectaculaire ; le second surgit, brutal, incontrôlé, comme le retour du refoulé collectif. Dans l’un, on célèbre la maîtrise ; dans l’autre, on laisse surgir ce que l’on ne maîtrise plus.
Et pourtant, tout cela semble parfois terriblement organisé. La présence des forces de l’ordre, les itinéraires prévus, les polémiques attendues : tout cela fait partie du jeu. Même le chaos a son cérémonial. On dirait que la société, fatiguée de sa propre normalité, a besoin de ces nuits où tout tremble un peu, pour se rassurer qu’elle est encore capable de sentir.
Alors non, il ne s’agit pas de condamner. Ni d’excuser. Qui sommes-nous, après tout, pour juger une foule qui ne fait que répondre à des injonctions diffuses : exulter, vibrer, exister ?
Peut-être ces débordements sont-ils le prix à payer pour que les jours ordinaires reprennent leur cours.
Peut-être que ce n’est pas la fête qui dérape, mais l’ordre quotidien qui étouffe.
Le football international n’est pas seulement un sport. C’est un miroir tendu à nos manques, à nos besoins de fusion, de sens, de violence ritualisée. Et comme tout miroir, il peut blesser quand il se brise.

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