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Les imaginaires populaires face au progrès vus par le « café du commerce »

Les propos de "café du commerce" sur la culture, le progrès, la santé, la politique et l'économie révèlent une profondeur insoupçonnée

Derrière le « café du commerce » de la technologie, une quête : retrouver du sens, du lien, et du temps

« Les robots vont tous nous remplacer. »
« Avant, on vivait mieux sans tous ces écrans. »
« La science joue à Dieu, on va le payer. »
« Les jeunes ne savent plus rien faire sans leur téléphone. »
« On nous cache tout, on ne sait plus à qui faire confiance. »

Ces formules, entendues sur les marchés, dans les salons de coiffure ou sur les réseaux sociaux, ne sont pas seulement des jugements hâtifs. Elles donnent corps à des imaginaires collectifs traversés d’angoisse, de scepticisme, parfois de nostalgie, face à des mutations techniques vécues comme rapides, abstraites, voire menaçantes.

Comme le rappelle Gilbert Simondon, toute innovation technique est aussi une transformation symbolique : elle bouleverse les repères, reconfigure les métiers, les corps, les liens. Ce que dénoncent les propos de « café du commerce », ce n’est pas la technique en soi, mais une perte de maîtrise, un sentiment d’expropriation du réel.

Le mythe du progrès dévoyé : de la foi positiviste à la crainte prométhéenne

Le progrès, autrefois synonyme d’émancipation, suscite aujourd’hui méfiance et suspicion. Derrière les critiques contre l’intelligence artificielle, les OGM ou la 5G, c’est une figure prométhéenne de la science qui est en procès : une puissance qui ne s’auto-limite plus, une hybris qui défie le vivant.

Hans Jonas, dans Le principe responsabilité, anticipait ce basculement : quand le pouvoir de l’homme sur la nature devient quasi divin, une nouvelle éthique devient nécessaire — une éthique du non-savoir, du doute, de la précaution. Les discours populaires, eux, traduisent ce besoin d’encadrement moral du progrès, dans un monde où tout semble aller trop vite, trop loin.

Les peurs liées au transhumanisme ou à la manipulation génétique (les « bébés sur catalogue ») relèvent de cette crise de la frontière entre l’humain et le technique. Une angoisse anthropologique émerge : et si l’homme perdait ce qui faisait de lui un homme ?

Le fantasme de la dépossession : quand la machine prend le pouvoir

« Les caisses automatiques prennent le boulot des caissières. »
« Bientôt, les voitures se conduiront toutes seules, on n’aura plus rien à faire. »

Ces phrases traduisent une crainte sociale de la disparition du travail humain, alimentée par les mutations de l’automatisation et de l’IA. David Graeber, dans Bullshit Jobs, montrait que la modernité n’a pas libéré du travail, mais l’a vidé de sens pour beaucoup. L’innovation, au lieu d’émanciper, produit frustration, déclassement et sentiment d’inutilité.

Les discours populaires révèlent aussi une angoisse de la désintermédiation : tout se fait par application, par algorithme, par interface. Ce que l’on perd, ce ne sont pas seulement des emplois, mais des interactions humaines et des rituels sociaux.

Shoshana Zuboff a décrit ce tournant comme l’avènement du « capitalisme de surveillance » : les outils numériques, loin d’être neutres, orientent nos désirs, analysent nos gestes, marchandisent nos existences. L’imaginaire populaire, même maladroit, capte cette forme de dépossession invisible, qui fait de chacun un utilisateur sans pouvoir.

L’enfance volée : nostalgie analogique et éducation connectée

« Les enfants passent leur vie sur les écrans. »
« Ils ne savent plus écrire à la main, c’est dramatique. »

Ces propos expriment une nostalgie d’un âge pré-numérique, où l’enfance était supposément plus lente, plus incarnée, plus authentique. Bernard Stiegler a longuement réfléchi à ce que le numérique fait à l’attention, à la mémoire, à l’apprentissage. Pour lui, les technologies actuelles court-circuitent les processus d’individuation psychique et collective.

Le propos populaire, souvent moralisateur, trahit une inquiétude générationnelle : les adultes ne comprennent plus les codes des plus jeunes, et réinterprètent ce décalage comme une déchéance. Mais il traduit aussi un besoin de transmission : de savoirs, d’habiletés, de manières d’être au monde.

Ici, c’est la temporalité éducative qui est en jeu : l’accélération, la fragmentation du savoir, la perte des médiations symboliques (livre, enseignant, écriture) sont vécues comme des menaces pour le développement harmonieux des enfants.

Le soupçon généralisé : quand la science ne convainc plus

« On nous cache la vérité. »
« Les scientifiques, ils changent d’avis tous les deux jours. »
« Tout ça, c’est des intérêts économiques. »

La pandémie de Covid-19 a exacerbé une crise de confiance épistémique. Les discours populaires s’inscrivent dans une atmosphère de scepticisme généralisé, nourrie par les contradictions du discours scientifique, les revirements politiques et la surmédiatisation des controverses.

Bruno Latour l’a souligné : la science n’est plus perçue comme un temple de vérité, mais comme un espace de luttes, d’incertitudes, d’intérêts croisés. Le citoyen lambda, face à cette complexité, adopte souvent une posture de retrait, voire de rejet.

Mais ce rejet est aussi une quête de clarté et de cohérence. Il traduit le besoin d’un savoir intelligible, incarné, situé. C’est moins la science qui est rejetée que sa mise en scène technocratique, son apparente inaccessibilité, son éloignement des préoccupations concrètes.

Le progrès contre le sens : vers un nihilisme technologique doux ?

Au fond, tous ces imaginaires populaires autour de la technologie expriment un désarroi existentiel. La technique a envahi tous les espaces – mais à quel prix pour l’âme, pour le lien, pour la liberté ?

Heidegger, dans La question de la technique, posait cette énigme : et si la technique nous rendait aveugles à l’être ? Ce que disent, confusément, les propos de café du commerce, c’est que l’efficience technique ne suffit pas à rendre le monde habitable.

Ce n’est pas la technologie en soi qui est rejetée, mais une technocratie sans finalité symbolique. Le progrès est devenu un mot vide, un mouvement sans horizon. Le nihilisme doux que pointait Lipovetsky se vérifie ici : on ne croit plus vraiment au progrès, mais on continue d’y participer, sans alternative.

Penser une technique habitée, une innovation humanisée

Écouter les imaginaires populaires, ce n’est pas céder au populisme technophobe. C’est entendre, derrière les jugements lapidaires, une exigence anthropologique fondamentale : que le progrès ne soit pas qu’innovation, mais aussi consolidation du sens.

C’est à une nouvelle alliance entre sciences, société et culture qu’il faut aspirer — une alliance où la technique ne soit pas seulement performance, mais aussi soin, mémoire, récit. Car une société ne peut survivre si elle se perçoit comme dépassée par ce qu’elle produit.

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