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Prof dans le supérieur privé : entre précarité et sarcasmes

Enseigner dans le supérieur privé ? Jonglage contractuel, mépris feutré et méritocratie low cost. Moi, j’ai choisi le funambule plutôt que la sécurité

Enseigner dans le supérieur privé ? Jonglage contractuel, mépris feutré et méritocratie low cost. Moi, j’ai choisi le funambule plutôt que la sécurité

Ils nous regardent avec ce mélange de pitié et de condescendance, comme si on avait loupé un train qu’eux-mêmes ne sauraient pas conduire. Être enseignant dans le supérieur privé, c’est choisir d’enseigner avec panache dans une tranchée sans casque. Et toujours avec le sourire, version JPEG compressé.

Quand tu dis que tu es prof…

« Ah, tu es prof ? » Le regard s’incline, les commissures remontent, sourire pincé. Variante urbaine du haussement d’épaules. Le genre de mimique qui n’a pas besoin de parole pour signifier : « Tu n’as pas trouvé mieux ? » Je pourrais répondre que non, que j’ai cherché pourtant, que j’ai même failli être conseiller en stratégie de communication digitale éthique et inclusive, mais que j’ai préféré continuer à parler de Foucault et de dispositifs d’assujettissement à des étudiants qui vivent avec TikTok greffé à la rétine. Mais je dis juste « oui ». Avec le même sourire pincé.

Ceux qui me jugent ainsi ne savent pas que, dans l’enseignement supérieur privé, prof rime avec sous-traitance. Et que ce que je fais chaque jour, ce n’est pas enseigner, c’est tenir une performance artistique d’auto-dérision professionnelle sur fond de néons blancs et de video proj mal calibrés. Dans cette jungle, il n’y a pas de CDI sans obsolescence programmée. Il y a juste des heures, des vacations, des factures, des relances, des oublis, et parfois même un email envoyé à 22h47 : « Bonjour, vous êtes bien prévu demain à 8h pour 4h sur le campus de Créteil-Sud-Bis. »

Tu n’es pas payé pour corriger, mais tu corriges quand même

Dans mon contrat (celui que je signe après avoir envoyé chaque année 9 pièces justificative, au cas où j’aurais fait de la cabane l’été…), il est écrit que je dois enseigner. Point. Pas préparer. Pas corriger. Pas répondre à des mails à 1h12 du matin parce qu’un étudiant vient de découvrir que le rendu de son mémoire n’est pas une option. Mais je le fais quand même. Par conscience professionnelle ? Peut-être. Par syndrome de Stockholm (ville d’Australie) pédagogique ? Probablement.

J’ai même reçu, une fois, une fiche d’évaluation m’indiquant que j’étais « trop impliqué ». Comme si la pire maladie du siècle, c’était de ne pas avoir compris que ce métier était avant tout un théâtre de l’absurde. Tu corriges 42 mémoires, tu envoies un feedback personnalisé, tu t’assures qu’ils aient bien compris leur erreur méthodologique ? On ne te remercie pas. On t’envoie un tableau Excel en te demandant de noter tout ça sous trois critères binaires (ou 70 alambiqués, c’est selon). Ton avis ? Pas demandé. Ta paie ? Dans 3 mois. Si tout va bien et que tu as mis les bonnes références d’engagement dans la bonne colonne, avec le nom de tous les étudiants suivis, le tout envoyé au bon centre de gestion.

La jungle de l’intermittence pédagogique

Je travaille dans quatre écoles. C’est la condition pour pouvoir m’approcher d’un SMIC en fin de mois, tout en bossant 45 heures par semaine. Chaque école me considère comme une pièce rapportée. Un bouche-trou intellectuel. Un prestataire du savoir, souvent briefé par un.e chargé.e de programme qui n’a jamais mis les pieds dans une salle de cours, mais qui « adore votre vibe, très dynamique et engageante ».

Je dois caler mes interventions comme un chauffeur VTC entre deux aéroports, sauf que moi je livre des analyses sémiotiques, des plans de mémoire et parfois un peu d’espoir en la capacité d’un monde meilleur. Spoiler : ce monde ne viendra pas.

Le grand frisson, c’est le Mercato de mai : période de renouvellement des heures où les directions pédagogiques se muent en agents de footballeurs précaires. On te promet des heures. Puis on oublie. Puis on te dit « ah finalement on a trouvé quelqu’un qui est en interne ». Comprendre : « ça nous coûte moins cher ». L’enseignement, ici, c’est Tinder pour les écoles : tu matches, tu ghostes, tu reviens.

Un sport de combat sans assurance

Une collègue, 25 ans de boîte, virée. Pas de remerciements, pas de pot de départ. Juste un mail, un silence, et un remplacement par une pote de la cheffe. C’est le moment où tu comprends que l’enseignement privé est une entreprise comme les autres, mais sans comité d’entreprise. Sans indemnités. Sans même une carte de prof pour choper un tarif réduit à la Cinémathèque ou entrer dans les musées. Sans indemnités transport.

On nous parle de résilience. Moi j’appelle ça de l’amnésie fonctionnelle. Tu oublies que tu n’as pas droit aux congés payés, que toute heure manquée (maladie, train annulé, décès dans la famille) ne sera pas rémunérée. On te paie quand tu es là, debout, devant. Et encore, il faut relancer trois fois la compta.

Pourquoi je continue ?

On me demande souvent : mais pourquoi tu continues ? T’as un doctorat, t’as des publications, t’as même une syntaxe correcte sur LinkedIn et une photo qui pimpe. Pourquoi tu restes ? La vérité, c’est que j’aime ça. J’aime cet instant où un étudiant qui croyait détester la philo me dit qu’il a lu Deleuze sur son temps libre. J’aime voir naître une idée dans un cerveau qui n’y croyait plus. J’aime la salle de classe comme d’autres aiment le cirque : c’est là que je me sens vivant.

Mais parfois, j’ai l’impression de payer pour ça. Pas seulement en heures non rémunérées. Mais en fatigue, en solitude, en invisibilité. Et puis, entre nous, certains collègues sont dramatiquement mauvais. Des cours faits sur IA, relus à voix haute, des QCM recyclés depuis l’avant-Covid. Mais eux, au moins, ils sont devant. Et ça, ça suffit à remplir le contrat.

Epilogue sans solde

Le supérieur privé, c’est le seul endroit où tu peux être viré sans bruit, remplacé par un copain du copain, et où tu dois dire merci pour avoir eu l’honneur de parler devant une classe semi éveillée un mardi matin (ou à moitié « partie, dans tous les sens du terme, un vendredi après-midi). Ce n’est pas un métier. C’est un test de résistance. Une performance. Un sport de haut niveau joué sans casque ni filet.

Moi, j’y suis encore. Parce qu’au fond, j’ai besoin d’un public. Même fatigué, même distrait, même cynique. Et si en plus je peux placer une référence à Star Wars ou à BoJack Horseman en parlant d’Habermas, je reste. Jusqu’à la prochaine relance de facture et réduction horaire.

Nota : les mots suivants ne se trouvent pas dans le texte mais peuvent faciliter le SEO de Pr4vd4. Ils expriment aussi la peine des enseignants dans le supérieur privé…

  • Salaire : inexistant puisque tous les enseignants et formateurs exercent en tant qu’entrepreneurs ou indépendants.
  • Rémunération : synonyme de « vaches maigres ». Toujours trop haute pour le donneur d’ordre, constamment faible pour le prestataire. Voir « Emploi ».
  • Augmentation : pas de nouvelles depuis 2007. On frôle la prescription.
  • Emploi : l’enseignement n’est pas un emploi, mais une prestation.
  • Avantages sociaux : vielle expression cégétiste signifiant « aucun ».
  • Valeur ajoutée : celle apportée par l’enseignant doit être ignorée, sous peine de devoir être payée.
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