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Le fond du jardin, décharge intime

20 millions de maisons, et autant de dépotoirs au fond du jardin. Exploration d'un syndrome consumériste nommé JABO

20 millions de maisons, et autant de dépotoirs au fond du jardin. Exploration d’un syndrome consumériste nommé JABO

Le fond du jardin, cette frange négligée de la propriété privée, incarne le revers chaotique de l’ordre domestique. Loin des façades impeccables et des pelouses tondues avec une précision maniaque, il s’étend comme une zone franche où s’empilent les rebuts d’une vie consumériste effrénée. Vingt millions de maisons individuelles en France, autant de terrains vagues personnels, où la tonte de gazon voisine avec des pneus crevés, des appareils électroménagers rouillés et des carcasses automobiles envahies par les herbes folles.

C’est une déchetterie intime, sans tri sélectif ni étiquettes vertueuses, un bannissement provisoire des objets que l’on n’ose pas jeter définitivement, sous le fallacieux prétexte d’une utilité future. Mais qui fouille vraiment là-dedans ? Cet espace relégué révèle les failles de notre rapport aux choses, un mélange de paresse, de nostalgie et de déni consumériste.

Le syndrome JABO, ou l’accumulation bordélisée

Imaginons un instant ce phénomène comme un trouble diagnostiqué : le syndrome JABO, pour « jardin bordélisé ». Ce n’est pas une pathologie médicale, bien sûr, mais un tic sociétal qui frappe des millions de foyers. Le JABO se manifeste par une incapacité chronique à se défaire des objets superflus, relégués au fond du jardin dans l’espoir vague d’une résurrection. Un vieux vélo aux roues voilées ? « On pourrait le réparer. » Une pile de magazines jaunis ? « Ça servira pour un collage. » Et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’espace devienne un palimpseste de promesses non tenues. Ce syndrome puise dans les racines psychanalytiques du refoulement : comme Freud l’explorait dans ses écrits sur l’inconscient, ces objets bannis incarnent des désirs refoulés, des échecs domestiques que l’on cache pour préserver l’illusion d’une vie ordonnée. Le fond du jardin agit comme un inconscient spatial, où les déchets s’accumulent en strates, attendant un hypothétique retour à la conscience – qui n’arrive jamais.

Dans cette optique, le JABO égratigne la mythologie de la maison individuelle, ce bastion de l’autonomie bourgeoise célébré par les urbanistes du XXe siècle. Pensez à Le Corbusier et ses visions d’espaces fonctionnels : ici, c’est l’antithèse, un chaos organique qui défie toute rationalité moderniste. Politiquement, ce bordel privé reflète l’hypocrisie écologique d’une nation qui prône le zéro déchet tout en tolérant ces dépotoirs cachés. Vingt millions de jardins, c’est une surface cumulée équivalente à un petit département français transformé en poubelle collective. Et si l’État s’en mêlait ? Imaginez des drones inspecteurs (les mêmes que ceux qui fliquent les piscines) ou des amendes pour « jardinage anarchique » – une dystopie orwellienne où le fond du jardin deviendrait le nouveau front de la surveillance environnementale.

Proxémie et distance émotionnelle

Abraham Moles, avec son concept de proxémie, offre une clé pour décrypter ce phénomène. La proxémie, cette science des distances interpersonnelles et spatiales, s’applique ici à notre rapport aux objets. Le fond du jardin représente la zone « publique » la plus lointaine de l’intimité domestique : assez proche pour être accessible, assez distant pour être ignoré. C’est une bulle de déni où l’on maintient les rebuts à une distance émotionnelle sûre, évitant le confrontation avec le jetable. Moles soulignait comment les espaces structurent nos interactions ; dans le jardin bordélisé, cette structure devient une hiérarchie du rebut, où les objets les plus embarrassants migrent vers le fond, comme exilés dans une Sibérie personnelle.

Cette distance proxémique nourrit un oubli stratégique. « Ah, il est là ce truc ? » s’exclame-t-on parfois en redécouvrant un artefact enfoui sous les ronces et les orties. Mais cet oubli n’est pas innocent : il masque une culpabilité consumériste. Dans une société où l’accumulation est synonyme de statut – rappelez-vous Thorstein Veblen et sa théorie de la consommation ostentatoire –, le fond du jardin absorbe les excès sans jugement. C’est un amortisseur social, un lieu où les échecs d’achat impulsif (ce barbecue jamais utilisé, ces outils de bricolage rouillés) sont relégués pour ne pas entacher l’image de soi. Sociologiquement, cela renvoie à Pierre Bourdieu et ses distinctions de classe : chez les classes moyennes, le jardin propre est un capital culturel, tandis que le fond chaotique trahit une lutte contre le déclassement matériel.

Simulacres et objets fantômes

Jean Baudrillard, dans Le système des objets, dissèque avec acuité ce ballet des possessions. Les objets au fond du jardin ne sont plus fonctionnels ; ils deviennent des simulacres, des copies vides de leur utilité originelle. Un pneu crevé n’est plus un accessoire automobile, mais un symbole de mobilité avortée, un vestige d’une ère où l’on croyait encore à la réparation. Baudrillard y verrait l’essence du consumérisme post-moderne : des objets qui simulent une valeur potentielle pour justifier leur conservation, alors qu’ils ne font que polluer l’espace mental et physique. Ce simulacre s’étend à l’écologie elle-même – ces « déchets verts » qui pourrissent en tas, sous prétexte de compostage naturel, masquent une inertie face au vrai tri sélectif.

Ajoutons à cela la perspective philosophique de Martin Heidegger sur l’être et le temps : les objets relégués au jardin deviennent des « étants » oubliés, perdus dans un « être-jeté » existentiel. Ils attendent une « dévoilement » qui ne vient pas, piégés dans un limbo temporel. Politiquement, ce fond du jardin égratigne le capitalisme vert : tandis que les multinationales vendent des solutions « durables » (conteneurs de compost high-tech, applications de tri), le citoyen lambda opte pour l’accumulation passive. Et si ce bordel était une forme de résistance punk à l’hygiénisme ambiant ? Une rébellion muette contre les normes de propreté imposées par les voisins ou les municipalités, où le chaos devient un acte de liberté anarchique.

Vers une archéologie du rebut domestique

Creusons encore plus profondément notre jardin (on pense à Voltaire évidemment) : le fond du jardin invite à une archéologie domestique, où chaque strate de déchets raconte une histoire familiale. Un jouet cassé évoque l’enfance révolue ; une machine à laver obsolète, les luttes contre l’obsolescence programmée. Michel Foucault, avec ses hétérotopies – ces espaces autres qui fonctionnent comme des contre-lieux–, décrirait ce jardin comme une hétérotopie de crise, un lieu de transition où les objets meurent lentement. C’est un cimetière sans tombes, où l’on enterre les regrets sans cérémonie.

Psychanalytiquement, Jacques Lacan pourrait y voir un miroir du « stade du miroir » inversé : au lieu de se reconnaître dans l’image unifiée, on se confronte à la fragmentation des possessions, révélant le manque inhérent au désir consumériste. Le JABO, dans cette lumière, n’est pas qu’un tic ; c’est un symptôme d’une société saturée d’objets, où l’accumulation masque le vide existentiel. Et politiquement ? Dans un pays où les gilets jaunes ont réclamé plus de pouvoir d’achat, le fond du jardin symbolise l’envers : l’incapacité à gérer les fruits de cette abondance.

Pour clore cette exploration, imaginons une thérapie collective contre le JABO : des ateliers de « débordélisation » où l’on exhume les trésors enfouis, transformant le chaos en art recyclé. Ou, plus satiriquement, une taxe sur les mètres carrés inutilisés – une façon pour l’État de monétiser notre paresse. Mais au fond, ce jardin bordélisé reste un bastion de l’humain : imparfait, contradictoire, résolument vivant dans son désordre.

Nota : Le syndrome JABO a été pensé par PR4VD4, qui revendique la paternité du terme. Merci de l’assortir de ces précisions si vous le réemployez.

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