Quand la ville s’éteint et que les rideaux métalliques baissent, il reste le pas solitaire dans les rues muettes, miroir d’un vide intérieur.
Août est une punition. Pas celle de l’école, mais la punition d’une civilisation qui croit au flux continu et qui s’effondre sur un calendrier bourgeois. Le lundi en août, c’est l’ultime abandon : les rares commerces qui prétendaient survivre au soleil déposent les armes. Rideaux baissés, cadenas rouillés, une pancarte gribouillée : fermé pour congés annuels. Comme si l’économie mondiale, Wall Street et la BCE pouvaient attendre que le gérant de la supérette revienne de Palavas-les-Flots.
Je marche dans ces rues comme dans un musée d’ombres. Les volets clos deviennent autant de toiles abstraites : monochrome gris, monochrome beige, parfois un graffiti qui ressemble à un message subliminal. Une œuvre de Malevitch ou de Koendelietzsche imposée à la masse, version urbaine de l’épuration par le vide.
Le désert derrière la vitrine
Ce qui frappe, ce n’est pas l’absence d’objets à consommer, mais l’absence de prétexte. On ne sort plus pour acheter une baguette ou croiser un voisin dans la queue. Le café est fermé, le le vendeur de journaux aussi, même le tabac a fui. On se retrouve seul avec soi, sans la médiation marchande qui d’ordinaire sert d’alibi pour exister.
Le sociologue dirait que c’est la preuve que nous tenons debout grâce à la circulation des marchandises, et que sans elle, nous tombons comme des marionnettes dont on aurait tranché les fils. Le psychanalyste, plus cruel, parlerait de retour du refoulé : privé d’achats compulsifs et de distractions sonores, on est confronté au grand silence intérieur, ce truc que Spotify ne peut pas camoufler.
Traverser la ville comme un jeu vidéo raté
Marcher dans une ville fermée, c’est traverser un décor sans PNJ. L’impression d’un bug dans GTA : la map est là, mais personne ne la peuple. On devient l’avatar d’une partie qui n’a jamais été lancée. Même les pigeons semblent en RTT. Le vide sature. On se surprend à écouter ses propres pas, comme un effet sonore minimaliste produit par John Cage.
Et soudain, cette ville désertée prend une allure métaphysique. On pense à Kafka, à Beckett, à Matrix sans les agents. On attend qu’un événement surgisse : une porte qui s’ouvre, un rideau qui se lève, une bribe de réel. Mais rien. Le réel, ici, c’est l’absence.
Philosophie de l’ennui en plein soleil
L’ennui devient expérience. Le lundi d’août, tout conspire à vous forcer à penser. Penser sans distraction, sans café brûlant ni conversation anodine. Penser la ville non pas comme décor fonctionnel mais comme coquille vide. On comprend que le commerce n’est pas seulement un lieu d’échange, mais un dispositif existentiel, une extension de notre moi social. Sans boutique ouverte, nous sommes nus.
Et si, finalement, août n’était qu’un rappel de notre dépendance ? Le temps des congés comme métaphore de la mort : tout s’arrête, tout se tait, et nous restons seuls avec nous-mêmes. Loin de l’euphorie estivale vantée par les affiches de tourisme, août est une leçon de dépouillement. La ville nous dit : « tu n’as besoin de rien, sauf d’affronter le vide ».
On pourrait se plaindre. On pourrait exiger l’ouverture permanente, la disponibilité immédiate, l’amazonification du trottoir. Mais ce désert d’août a un charme cruel. C’est une cure de silence infligée par l’urbanisme. Une expérience de sobriété forcée qui transforme le moindre bistrot resté ouvert en oasis miraculeuse.
Peut-être que ce lundi d’août, où tout semble mort, est en réalité le seul moment où la ville respire. Elle se retire pour laisser résonner nos solitudes. Elle nous tend un miroir sans fard : pas de commerce, pas de spectacle, pas de bruit. Juste nous. Et c’est peut-être là la véritable expérience spirituelle : un désert climatisé où l’on apprend à marcher avec ses fantômes.
(c) Ill. têtière : Jean-Philippe Fourier de Pixabay

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