Avec Christian Krohg. Le peuple du Nord, le musée d’Orsay propose la première rétrospective hors de Scandinavie du peintre norvégien. À travers un parcours thématique mêlant peinture, littérature et engagement, cette exposition dévoile un artiste inclassable, entre naturalisme social, intimisme familial et modernité picturale.
On entre dans l’exposition Christian Krohg (1852-1925). Le peuple du Nord comme on entrerait dans un port balayé par le vent : sans attendre, le regard est happé par La barre sous le vent ! (1882), une mer tendue, une voile oblique, un pêcheur dans l’effort. La scène est simple, saisissante. Et donne immédiatement le ton : chez Krohg, tout est affaire d’humanité. C’est dans la justesse du cadrage, l’intimité du geste, la densité du regard que s’affirme la force d’une peinture engagée, viscéralement ancrée dans son temps.
Le parcours se déploie en cinq sections qui articulent avec rigueur les facettes d’une œuvre profondément cohérente.
Formé en Allemagne, nourri par ses séjours à Paris et à Grez-sur-Loing, Krohg ne cesse d’ajuster sa palette aux combats qu’il mène : pour la justice sociale, pour les femmes, pour les oubliés. On comprend très vite, face à Un adieu (1876) ou à Jossa (1886), combien la frontalité du regard et l’asymétrie des compositions participent d’un naturalisme sans pathos, mais non sans violence sous-jacente.
L’héritage de Courbet et de Manet se fait sentir. Krohg reprend à Manet la frontalité provocatrice de L’Olympia pour son monument Albertine dans la salle d’attente du médecin de police (1885–87), synthèse picturale de son roman censuré, Albertine (1886). Dans cette œuvre magistrale, les prostituées, dont l’une interpelle le spectateur d’un regard impassible, incarnent un système social oppressif. Albertine y est peinte avant sa chute : tête baissée, silhouette dissoute dans la foule, elle devient l’allégorie tragique d’une société aveugle.
Ce réalisme ne s’arrête pas aux marges urbaines. Krohg documente avec la même intensité le quotidien des pêcheurs de Skagen, dans des tableaux d’une modernité saisissante, comme Un homme à la mer ! (1906), où l’ellipse narrative – la victime est hors champ – renforce la tension dramatique. Ce sont aussi les visages de ses contemporains qu’il immortalise, dans une galerie de portraits dont le Portrait de Gerhard Munthe (1885, en têtière et ci-contre) et celui de Strindberg (1893) se détachent nettement par leur présence dense et expressive.
Mais l’une des contributions majeures de Krohg à l’histoire de l’art réside dans sa peinture de l’intime. Au cœur du parcours, des toiles comme La Mère endormie (1883), Dans le bain (1889) ou Le Tressage des cheveux (1888) forment un contrepoint aux scènes sociales : on y lit la même attention aux gestes ordinaires, le même respect de la vulnérabilité. Ces scènes domestiques, où Oda Krohg et leurs enfants apparaissent, relèvent d’une éthique du care avant l’heure – un soin apporté au proche comme valeur politique. Oda Krohg qui est par ailleurs l’auteure de la magnifique toile Pauvre Petite ! (1891), représentant son mari et leur fille Anna.
L’exposition se termine sur cette douceur grave : un regard direct, une scène familiale, une silhouette solitaire. L’humanité est toujours là, discrète, sans emphase, mais intransigeante. Chez Krohg, la peinture est un langage de responsabilité – une manière de tenir l’image debout face aux injustices du monde.
Christian Krohg ne fut pas seulement peintre : journaliste, romancier, pédagogue, il incarne la figure rare de l’artiste total, engagé dans tous les médiums pour mieux saisir son époque. En restituant la richesse de son œuvre, ses audaces formelles, son usage du cadrage comme dispositif critique, le musée d’Orsay répare une invisibilité : celle d’un artiste pourtant majeur, salué par Munch (qui fut son élève) comme « le seul peintre capable d’éprouver une compassion sincère pour ses modèles », citation clôturant l’exposition.

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Ill. têtière : Christian Krohg, Portrait du peintre Gerhard Munthe, 1885. Photo : Pr4vd4.net
Nous avons aussi beaucoup apprécié le Portrait de Frits Thaulow (1881), le Portrait d’Alexandra Thaulow (1892), présentés sur le même mur, tandis qu’au 2e étage du musée est accroché Le peintre Thaulow et ses enfants (1895), de Jacques-Émile Blanche, dans une sorte de parcours découverte du peintre impressionniste norvégien 😉

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